[Invitation à une chatte]..........
Colette chérie, me voilà bien embêtée. Imaginez que j'ai cuisiné ces haricots que ma mère disait "à l'étouffée" et que je ne vois personne à qui les dédier mieux qu'à vous. Il faut que vous sachiez : le chat n'en a pas voulu ! Le sombre bandit n'aime rien qui contienne du cochon mais que savais-je de ses convictions quand il vint à moi ? Je suis trop vieille et lui, comme tous ceux de son espèce, bien trop ingrat pour que je change mes habitudes. Je garde donc cette débauche de légumes et de cochonnailles qui me vient de ma Sido à moi et vous invite à y poser vos yeux de Siamois, à y graisser vos pattes d'encre. Viendrez-vous ?
J'imagine le dépit qui saisirait de plus parisiens que vous devant ma misérable offrande ! C'est peu dire que je me ferais engueuler dans la rue d'avoir osé proposer un plat si rustique à quelques-uns de vos consœurs et confrères qui réservent leurs palais hautains à des mets autrement raffinés et autrement… ennuyeux ! Que voulez-vous ? Vous restez ma terrienne ; ce plat simple et puissant est le vôtre. Il roule le même air que vous à la barbe des modes. C'est un paysan sans allure qui ne s'embarrasse pas d'élégance et de bonne manière. Il vient tôt à la maison, s'impose en cuisine pour la matinée tout entière. Il pénètre partout, visite, fouille, inspecte. On retrouve de sa bonne odeur de montagne jusque dans les armoires de l'étage. Il imprègne les draps où vous vous abandonnerez lors de la sieste qu'il vous imposera.
Je vous demande de lui faire bien honneur, j'y ai mis tout mon amour et le cher souvenir des mains de ma mère. Tout en décapitant les légumes, je vous imaginais à la cueillette, votre belle tête au centre du jardin nimbée d'une auréole dorée comme celles de Saintes des églises. Vous pouvez rire ! La vôtre était de paille percée et le soleil qui passait à travers, mitraillait vos avant-bras de mille éclats roux. Vous ressembliez à cet autre chat qui n'est pas le mien, que je vois passer chaque matin derrière le lilas, furtif automne. Lorsque je l'appelle, il tourne vers moi sa face plate d'arsouille orange, me toise en riant du fond de ses yeux si bleus, me tire une langue insolente et repart en chasse, libre, beau, sans penser à moi.
Adieu, je dois encore écrire d'autres bêtises et rêver d'autres plats en vous attendant. Je chasse les nuages que font vos cheveux indociles à votre front et y pose un baiser. Puis un deuxième.