[A l'orée du bois noir]..........
Maman,
Je pars. Un insecte sombre entre ma peau et ma chair, tisse une toile hérissée de fils électriques ; C'est le loup qui s'est logé à mon envers, un grillon tatoué, infernale sirène. Maman, laisse-moi maintenant au vacarme du vent hisser mon grand voile rouge d'enfant échappée. Il fallait bien que ça arrive. La maison est trop petite, je touche le toit, j'y cogne ma tête. Il faut que je me mette en route et entre dans la sombre forêt.
J'ai à porter un fardeau, des cendres comme du plomb, je cheminerai. Tu me l'as appris : inoubliable et fugitif, chacun avance, son sac lourd sur le ventre, affamé et solitaire dans la grande nuit des temps, je ne peux m'entendre ni m'étendre, la douceur est une illusion, une brise qui ne pénètre pas le brouillard. Il faudra avancer toujours à la lueur déclinante des torches que chacun brandit. La lumière a forme de croix, de bateau, de pièce d'or, de coeur palpitant, de femme nue dans les mains qui se tendent devant les pas. La mienne, à quoi ressemblera-t-elle, vacillant ferme entre les arbres, quel visage au ciel ? Personne ne songe à toucher la flamme, on la suit en trébuchant, on ne sait plus l'horizon, les ténèbres sont les limites et l'espace, l'air respiré. Depuis les futaies, des hommes disent des poèmes qui me sont déjà parvenus, ont griffé ma peau, l'ont tatouée, des seins jusqu'aux chevilles. Hier j'ai cru voir le jour se lever, j'ai eu 6 ans et des dimanches à courir ; ou peut-être était-ce demain et avais-je cent ans, tant de fois la brume a tout recouvert que ma mémoire a fini par s'effilocher, aux temps répandue, au premier futur venu offerte. Cheveux d'ange, barbe à papa, si je la rassemble et la tète sur ma langue, elle fond trop vite, avalée dans le puits grouillant de mon corps.
J'entendrai autour de moi dans la procession, les cris des chiens, les larmes et les rires des humains qui m'entoureront, me devanceront, toi maman, ou me suivront sans me savoir. Entrevus et chéris, perdus. Des phrases inutiles éclateront l'oreille sans éclairer les ornières, des pétards de 14 juillet : "je ferais bien d'aller chez le coiffeur - je te fais des crêpes - Ne rentre pas trop tard - Fais attention - Tu vas me tuer - Je t'aime - Elle te fera verser des larmes de sang - bonne nuit fais de beaux rêves - ne le répète surtout pas - tu m'en diras des nouvelles - tu me saoules - quand je partirai - je te l'avais bien dit".
Le vacarme des combats rythmera le défilé, en repère, j'entendrai le sang couler, je suivrai son cours comme celui d'un ruisseau où l'on se désaltérera tous. La violence brillera au ciel, lune au-dessus du cortège, pénétrant chaque endolori de sa grimace blafarde. Et puis.
Demain je mettrai ma main dans la sienne, la boue à mes souliers ne collera plus, je verrai les buissons des talus, et les fleurs dans les buissons des talus, au phare de ses yeux clos, m'apparaîtront. Déjà il marche dans la sombre forêt et m'y appelle.
Maman, je pars.