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DEDICACESSEN
15 mars 2007

[Four Lane Road]..........

fourlaneroaddedicacessen

Elle doit parler quelque part derrière lui. Il perçoit vaguement, sans qu'il le décrypte plus, le bruit qu'elle fait quand elle ouvre la bouche. Comme on n'écoute plus une radio que l'on laisse toujours en sourdine dans la maison, pour l'impression qu'elle donne de tenir compagnie, par paresse d'aller l'éteindre. Il aimerait avoir la paix, il ne formule même pas cette pensée, ce serait lui laisser de l'emprise. Il fait mine de regarder du côté de l'ouest mais n'attend rien, ni voitures –il n'en passera plus guère d'ici le lendemain et elles ne s'arrêteront de toute façon pas ici pour faire le plein- ni le couchant, ni même le repos. Il s'absente simplement, où il n'est pas question d'être heureux ou malheureux, accroché à sa cigarette à moitié éteinte qui le garde physiquement présent dans cette dimension. Son ombre sur le mur tient elle aussi une ombre de mégot au bout de l'ombre de sa main droite abandonnée à l'ombre du vide.

Il est tout entier au-dedans de lui, comme on l'est dans le sommeil. Ses paupières ne veulent pas se baisser, pas plus que les volets de la chambre du premier ; il est habitué à dormir en plein jour. Le bruit continue, une piqûre de moustique, un mot entre par sa nuque : "pomme". La voix de sa femme a dit "pomme". Veut-elle qu'il aille chercher des pommes à la cave ? non il lui en a ramené déjà ce matin. Il repart en ses vergers. Il erre en lui, en ses âges empilés et il est tout baigné de lumière. Il sent tout de même la tiédeur de l'air, l'automne est si clément ce n'est pas normal. Il boirait bien une bière, mais il faudrait bouger ; en plus, elle râlerait. Si elle savait qu'il en a douze au compteur de sa journée… Mais peut-être le sait-elle d'ailleurs et s'en fiche-t-elle. Sinon comment expliquer qu'elle n'ait pas encore trouvé, elle si sagace, la planque à canettes, derrière l'étagère des cartes routières, dans la boutique ? Avant, elle les trouvait toujours. Avant quoi ?

Elle parle à nouveau, elle parle fort. Pour ça, quelquefois il aurait pu avoir envie de la tuer, sans doute pourrait-il passer à exécution pour qu'elle se taise s'il n'était pas si las. Il lui suffirait de contourner la maison, de pousser la porte et de serrer ses longues mains noueuses autour de son cou, il verrait les deux gros seins sous la robe ajustée cesser de se soulever bientôt. Il pourrait revenir à sa brume de fin de journée. Il ne la déteste pas s'il ne l'aime pas mais elle l'encombre, de temps en temps. Elle lui est étrangère et ne le sait pas, ne se pose pas la question, il y a vingt ans qu'ils sont mariés. Il était un beau parti, veuf de trente-neuf ans, sans enfants, une boutique au bord de la route qu'ils allaient bientôt passer à quatre voies. Elle était très jeune, beaucoup plus que lui, il en avait été affolé. Ça n'avait pas duré, un matin, peu de temps après le mariage, il s'était réveillé définitivement dégrisé. La veille, il lui avait fait l'amour et quand ça avait été fini, elle avait enfin ouvert ses paupières de statue pour regarder le réveil sur la table de nuit et avait mal retenu un léger sourire ; rien d'autre.

Elle est toujours belle, il entend les compliments des clients, il voit sa peau si miraculeusement lisse parfois, par hasard, dans l'armoire à glace de la chambre ou par l'entrebâillement d'une porte. Un jour, un enfant ébouriffé était descendu d'une longue voiture rouge, avait pénétré dans la boutique tenant la main de sa mère. Alors que Julia s'extasiait de ses grands cils et de ses yeux noirs, engageant une conversation de dînette avec lui et tandis qu'ils en étaient à échanger leurs prénoms (cette satanée manie qu'elle a de tout oublier pour parler aux jeunes enfants, ce reproche permanent en filigrane de sa mélancolie lorsqu'ils partent !) le petit avait lancé, montrant John du doigt : "et ton papa, il s'appelle comment ?". Comme elle avait ri, décoiffant tout à fait les épis sur la tête du gamin !

"Gâteau". Ah ! il est l'heure de manger et elle lui crie le menu pour l'appâter. Elle en est au dessert. Le mot de tout à l'heure n'était pas "pomme". Il lui fallait un "s" pour aller avec "gâteau". "Gâteau aux pommes", celui qu'il aime bien, qui ressemble un peu à un pudding ; pourvu qu'elle l'ait bien mis au frigo, il préfère le manger très froid. On ne peut pas lui enlever ça, elle sait cuisiner et elle ne rechigne pas au travail, tout est toujours impeccable. Irréprochable. Il laisse tomber sa cigarette, se lève.

Crédit Image :
Four Lane Road
Edward Hopper
1956
Huile sur toile
69,8 X 105,4 cm

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Commentaires
C
non je rigole ce texte est très bien
C
sucer des bites :)
D
c'est gentil, merci beaucoup Gracianne. Tu sais, tu peux toujours imprimer l'image du tableau en même temps, hein :)<br /> <br /> en fait, ce que je voudrais, c'est qu'il puisse se lire sans l'image, ce petit bout de rien.
G
J'ai enfin eu le temps de m'arreter un peu. Le probleme avec les textes comme celui-ci, c'est qu'il faut prendre son temps, s'arreter pour apprecier la beaute et la justesse des mots. Je devrais les imprimer pour les lire plus tard, mais alors je n'aurais plus le tableau de Hopper sous les yeux, cette espece d'indifference glacee qui s'en degage. Belle interpretation.
D
J'aime Hopper, et cette toile plus que toutes, pour les yeux très clairs de l'homme surtout, pour son visage qui est presque exactement celui de mon père. Et j'aime que tu aies vu l'affaire autrement, Dorian, et que tu aies partagé ici ton regard. Et je suis d'accord avec toi, assèchée... de dedans, Souchette, des sentiments, tarie d'amour. Il est vraiment original ton point de vue, Dorian. Je t'envie encore une fois (je suis vraiment mauvaise) et en même temps, je souris. Comment dire ? tu sors du cadre tandis que je m'y laisse pièger. T'es un garçon, quoi.
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  • Blog de cuisine et de petites histoire ; Le principe ? Tout un plat, toute une histoire... Quand l'inspiration est là, la recette est dédiée à un personnage de mes paysages réels ou rêvés : Vouivre, Hopper, San Antonio, André Breton, Maroc, Italie, enfanc
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